Ceux qui se souviennent de l’époque d’«Oasis oasis, c’est trop, c’est bon!» et «on va Fluncher!» peuvent en témoigner: au cours de son histoire, l’illustration musicale dans la publicité – la «synchro» – a fait saigner quelques oreilles. Pourtant, aujourd’hui, il n’est pas rare que le fondu de musique découvre des artistes pointus par ce biais. Alors, que s’est-il passé? Qui y gagne quoi? Quels sont les dessous d’un mariage de raison entre deux univers qui se sont longtemps ignorés?
Photo bandeau © Jérôme Blin
La synchro, c’est quoi?
S’il est bien connu des professionnels, le terme de synchro (pour synchronisation musicale) n’est pas pour autant entré dans le langage courant. Dans la synchro, une œuvre musicale (composée spécialement ou préexistante) vient soutenir et illustrer l’image, qu’il s’agisse d’un spot publicitaire, d’un film, d’une émission de télévision, d’un jeu vidéo... Un clip ou la retransmission d’un concert ne relèvent donc pas de la synchro, puisque dans ces cas-là c’est l’œuvre musicale qui est le sujet principal, l’image étant chargée de son illustration. Même si l’on ne compte plus les exemples de musiques volant la vedette à une pub ou, inversement, de vidéoclips éclipsant la chanson...Carlos vs Chemical Brothers
Avant toute chose, un petit coup d’œil dans le rétroviseur s’impose. Car si les liens entre musique et publicité n’ont jamais été aussi forts qu’aujourd’hui, ils ne remontent pas à hier. C’est la radio qui, la première, a joué les entremetteuses, avec les régies publicitaires des stations qui recouraient à des musiciens : Trenet s’est ainsi plié à l’exercice dans les années 1930.
Publicité Forvil reprenant le thème de ‘Fleur bleue’ de Charles Trenet
Les années 1970 voient l’arrivée massive de la pub à la télévision. Les vedettes de l’époque, comme Gotainer ou Gainsbourg, s’y collent. Jusque dans les années 1990, l’habillage sonore des pubs se conçoit en gros de deux manières : le jingle entêtant (« Heureusement, il y a… » vous voyez quoi) et l’utilisation de tubes musicaux mainstream, que le grand public reconnaît à tous les coups.
C’est avec le changement de millénaire que les us et coutumes évoluent. « Cela fait une quinzaine d’années que les créatifs de la pub, dont le niveau a considérablement augmenté, ont commencé à aller chercher du côté de l’indé, resitue Astrid Serafini, réalisatrice de films publicitaires. Aujourd’hui, ils n’ont plus aucun mal à convaincre les grosses marques qu’une musique peu connue peut donner une vraie couleur à leur campagne. On est loin de l’époque Séguéla, où c’était le concept avant tout. »
Economie de crise
Cette recherche de légitimité artistique de la pub, « portée par des gens comme Quentin Dupieux (Mr. Oizo) ou Jonathan Glazer », tombe à pic pour une industrie musicale – a fortiori celle des labels indépendants – qui a subi de plein fouet la crise du disque. Bien qu’en progression, les revenus issus du numérique (le téléchargement et le streaming, principalement) sont en effet loin de compenser l’effondrement des ventes physiques. La synchro n’y parvient pas non plus (2,7 % de l’argent dégagé par le secteur musical en 2013), mais elle s’inscrit dans la recherche de nouveaux modèles économiques et permet de donner une seconde vie à un catalogue existant. Pour preuve, les départements qui lui sont dédiés dans les maisons de disques ont gagné en importance. Ce sont eux et les éditeurs qui se chargent de « placer » les chansons en synchro.
Car le magot, qui obéit au modèle du droit d’auteur, se partage à trois : l’auteur, le producteur (la maison de disques) et l’éditeur (qui peut être le même). Alors, à l’arrivée, une pub, ça rapporte combien ? « Entre 10 000 et 100000€? On est dans la fourchette… confirme, goguenard, Jonathan Verleysen, du groupe nantais Elephanz, qui a vu ses morceaux utilisés par Volvo et Numéricable. Mais plutôt le début de la fourchette ! Dans les années 2000, faire une pub pouvait être la poule aux œufs d’or. C’est moins vrai aujourd’hui. »
Teaser du Festival de cinéma espagnol 2014 avec ‘Monkey’ de Pegase
Notoriété de l’artiste et de la marque, durée d’exploitation, territoire concerné… Les critères au moment de négocier le contrat sont nombreux, comme l’illustrent les propos de Raphaël d’Hervez, dont le projet Pegase a habillé un spot BMW : « Il m’est arrivé de demander très peu d’argent, notamment quand des petits festivals comme celui du cinéma espagnol de Nantes m’ont demandé d’utiliser ma musique. Ce sont de petites structures, je ne vais évidemment pas leur demander 15 000 €. En revanche, quand une grande marque internationale génère des ventes importantes grâce à une publicité dans laquelle il y a ma musique, c’est normal d’être bien payé. »
L’indé, passager clandestin d’un média de masse
Au-delà de la bouffée d’oxygène financière qu’elle représente pour l’artiste, une synchro est surtout le moyen de toucher un public extrêmement large. C’est pourquoi I’m Fresh! You’re Pretty! a carrément fait le choix de laisser sa musique en licence libre, afin de favoriser une diffusion maximale. « Décathlon Espagne, la marque de surf Ronix en Allemagne, Séphora au Brésil, ainsi que plusieurs marques italiennes de vêtements ont exploité notre titre “Date” pour promouvoir leurs produits, explique Matthias Lebreton, membre du trio électro-rock angevin. Nous ne sommes pas du tout contrariés, au contraire : c’est un gage de visibilité pour notre musique. »
Publicité Volvo avec ‘Time for a change’ d’Elephanz
À une époque où les groupes n’ont jamais été aussi nombreux et où leur salut économique passe de toute manière par la scène, cette recherche d’exposition et de nouvelles oreilles à conquérir est également mise en avant par Elephanz : « Ce n’est pas vraiment pour l’argent, car il est dépensé en très peu de temps. Davantage parce que nos chansons doivent aller jusqu’aux gens ! Sinon, on a tout raté… Et si ça passe par la pub à la télé, pourquoi pas ? Après, ils iront peut-être au concert… D’ailleurs, on a tourné cet été avec des groupes qui n’avaient pas d’album, mais une musique de pub. »
Il faut que ça reste « catchy »
Yael Naim, Cocoon, The Dø : nombre d’artistes ont vu leur carrière boostée ou lancée par la publicité. Mais le Nantais Framix, dont on retrouve le titre « A Place to Be » derrière une pub pour un monospace Citroën, relativise la portée de cet effet tremplin : « Pour la radio, le morceau (sorti en 2012) est repassé sur France Inter et je pense que la pub a joué à fond. Sur les ventes numériques, cela se voit un peu aussi. Mais avoir une chanson en synchro n’est pas un argument décisif pour les programmateurs. » D’autant plus que tous les styles ne sont pas solubles dans la synchro. Électro-rock, pop, folk sont tour à tour plébiscités, mais quid du jazz ou du métal, par exemple ? « Il y a moins de liberté dans la synchro pub qu’au cinéma, explique la réalisatrice Astrid Serafini. Il faut que ça reste “catchy”. Il y a eu beaucoup de rock et d’électro depuis une douzaine d’années. Ça fonctionne par tendances et les agences se copient beaucoup entre elles.»
Publicité Citroën avec ‘A place to be’ de Framix
Tous vendus?
Reste une question. Dans le panthéon des représentations du monde de l’indé, le refus du « commercial » occupe une place de choix. Ces accointances avec la pub, bras armé du monde marchand par excellence, ne sont-elles pas de nature à faire des nœuds dans la tête ?
« Honnêtement, je me suis posé la question au moment de ma première synchro, reconnaît François Michel, alias Framix. Tout mon entourage me disait que c’était n’importe quoi. Mais bon, cela me permet de faire des disques et de payer des gens. Finalement, cette trésorerie me donne de la liberté pour rester indépendant. Et puis, ça ne change pas ma manière de travailler. Je ne me dis pas : tiens, je vais faire un morceau pour qu’il soit utilisé dans une pub… »
La pub, d’accord, donc. Mais pas pour n’importe quoi, ni n’importe comment, comme l’explique Pegase : « Je ne pourrais évidemment pas tout accepter et vendre ma musique à un parti politique ou à une marque que je n’apprécie pas. » Ce passionné d’images porte également une attention toute particulière à la réalisation : « J’ai toujours eu un droit de regard. On m’envoie systématiquement le résultat. On me demande si le montage me va, et c’est à moi de valider ou non. »
Aujourd’hui, on ne vend plus son âme au diable en acceptant la pub
Mêmes préoccupations chez Elephanz, qui a refusé de la synchro pour des spaghettis ou du sucre, mais accepté Numéricable, notamment parce que le groupe avait aimé le morceau (signé Breakbot) utilisé par la marque lors d’une campagne précédente. « On regarde toujours le spot et le placement de la chanson pour voir si elle n’est pas maltraitée. Aujourd’hui, on ne vend plus son âme au diable en acceptant la pub. Mais il faut que l’écrin reste beau. »
Un temps présentée comme la solution miracle pour une industrie du disque toujours à la recherche d’un second souffle, la synchro pub s’apparente donc davantage, pour les groupes, à une sorte de complément doublé d’un coup de projecteur parfois efficace. Du côté du mélomane curieux, force est de reconnaître qu’elle est devenue une occasion improbable de découvrir des artistes dignes d’intérêt, entre le JT et la météo.
Si l’acoquinement du monde de la pub avec celui de la musique indé semble aujourd’hui acté, il ne reste plus qu’à espérer que ce dernier saura préserver son identité et son territoire. Un chanteur annonçant sur scène que « le prochain morceau vous est offert par MacDo » serait un peu flippant, non ?
Albinos Congo dit OÜI à la pub (ou presque)
Albinos Congo a tourné le dernier clip publicitaire de la radio OÜI FM. Tristan d’Hervez, chanteur et guitariste du groupe psyché rock nantais, raconte le making-of de ce vrai-faux concert. « En mars dernier, Henri de Czar, une grosse boîte parisienne de pub et de clips, nous a envoyé un mail disant qu’ils préparaient un tournage de pub pour OÜI FM. Apparemment, on collait bien avec leur projet. Il fallait répondre dans la journée. L’idée était de nous faire jouer le rôle d’un groupe de rock super connu, mais aussi de montrer les clichés et l’envers du décor (prise de drogues, groupies en folie, chambre d’hôtel dévastée, etc.). Ça nous a bien fait marrer. Et le réalisateur, Pierre Edelmann, est quelqu’un de très coté dans le milieu de la vidéo. Niveau finances, on nous a répondu que c’était très serré, que OÜI FM n’avait pas d’argent. Bon, on n’a pas été vérifier… Mais ils voulaient un vrai groupe, pas des acteurs. On s’est dit qu’on n’avait rien à perdre. On n’a donc rien touché, mis à part le défraiement et de bons restaurants.
On nous a présenté le truc comme une grosse mise en avant pour nous sur Internet et au Lions Festival à Cannes [un prestigieux festival publicitaire]. On se voyait déjà sur le tapis rouge [rires]. Quand on a fait le deal, on a insisté pour que ce soit bien notre chanson en bande-son, et que le nom Albinos Congo soit bien visible. Pour le tournage, on a joué au Point Éphémère, à Paris, devant un public d’auditeurs de la radio venus spécialement. On a fait notre vrai set en live, puis trois ou quatre fois la chanson utilisée pour la synchro. Et il faut dire que c’est l’un des publics les plus vénères devant lesquels on ait joué ! La pub est passée à la télé sans qu’on ait été prévenus, et sur Internet sans que le lien vers notre Facebook soit présent. Bon, ils ont rectifié au bout d’une semaine, le lien apparaît maintenant à l’écran pendant une seconde. Le clip doit en être à 10 000 vues sur YouTube, ce qui n’est pas énorme. En conclusion, ça reste une chouette expérience, même s’ils nous ont un peu vendu du rêve [rires]. »
Sources
- BERT, Jean-François, L’édition musicale, IRMA, 2011
- FANEN, Sophian, Le disque dans le sillon de la pub, sur next.liberation.fr
- JULIEN, Jean-Rémy, Musique et publicité. Du cri de Paris aux messages radiophoniques et télévisés, Flammarion, 1992
- MAGIS, Christophe, Musique et publicité : les enjeux de la synchronisation, sur www.inaglobal.fr
- SAP, Alexandre, Du rock et des marques, Maxima, 2012
- marques-et-musiques.fr pour les actions lancées par les marques dans l’univers de la musique
- musiquedepub.com pour retrouver n’importe quelle musique de pub